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mardi 29 septembre 2009
Les Arméniens pourront-ils enrayer la dégradation de leur plus grande réserve d'eau?

Jadis célébré par Maxime Gorki comme « un morceau de ciel qui serait tombé sur terre parmi les montagnes », le lac Sévan, en Arménie, est en péril. Dans les années 1930, un seul coup de filet pouvait rapporter jusqu'à 1 000 à 2 000 truites. Aujourd'hui ces poissons ont quasiment disparu. Le plan d'eau a été profondément modifié pour des besoins d'irrigation et d'énergie et par une agriculture en expansion. La première conférence internationale de 1996 a révélé l'ampleur des dégâts. Bilan: la restauration est urgente mais sera longue, coûteuse et problématique.

En une cinquantaine d'années, le lac Sévan, l'un des plus hauts lacs du monde perché à 1 916 mètres, a vu son équilibre complètement modifié. Aujourd'hui les Arméniens font appel à l'aide et aux compétences internationales pour tenter un sauvetage in extremis . L'histoirecommencedans les années 1930. Ce lac plus de cent fois millénaire partage alors ses 1 416 km2 en deux bassins connectés : le Petit Sévan, d'une profondeur maximale de 99 mètres, et le Grand Sévan profond (50 mètres maximum). L'eau y est légèrement salée avec 700 milligrammes par litre. C'est un peu plus que les grands lacs d'eau douce comme le Léman (200 mg/l) ou le Baïkal (100 mg/l). Mais comparé aux autres grands lacs de la région, Van (13,3 g/l) et Urmia (230 g/l), le Sévan constitue une réserve d'eau douce énorme pour l'Arménie. Comme beaucoup de lacs anciens, il possède une faune et une flore endémiques, et se distingue en particulier par des eaux très poissonneuses.

Autre intérêt majeur : il domine de 1 000 mètres environ la plaine fertile d'Ararat où se concentre l'agriculture arménienne. En revanche, le bassin versant du Sévan est à peine deux fois et demi plus grand que la superficie originelle du lac (fig. 1). En général, dans les grands lacs, ce facteur est plutôt de l'ordre de dix à cinquante. Les apports en eau du bassin naturel sont donc restreints et l'évaporation constitue près de 90 % des pertes. Le reste s'écoule par une rivière, le Hrazdan, mais à un débit très modéré (2 m3/s). A titre de comparaison le Rhône au sortir du Léman en débite 250. Ces faibles apports hydriques expliquent un exceptionnel temps de séjour des eaux dans le lac : cinquante ans. Dans le lac Léman ce temps, déjà considéré comme important est de douze ans.

Malgré ces derniers aspects défavorables à l'exploitation du lac à des fins d'irrigation et de production d'énergie électrique, un plan d'aménagement est adopté par le gouvernement de l'Arménie soviétique en 1931. Le projet initial, proposé au début du siècle par un ingénieur arménien, Soukias Manasserian, et finalisé par l'Académie des sciences de l'Union soviétique, prévoit d'assécher le Grand Sévan (1 032 km2) pour ne conserver qu'un Petit Sévan très restreint. L'objectif est de réduire de 2/3 l'évaporation du plan d'eau et de multiplier par deux ou trois les débits disponibles pour l'hydroélectricité et l'irrigation. Pour cela, il faut diminuer le niveau du lac de 50 mètres (fig. 2) et ceci nécessite la construction d'un exutoire souterrain. Le chantier démarre en 1940. Et c'est en 1949 qu'est mis en service un tunnel à ­ 40 mètres sous le niveau du Hrazdan. Parallèlement, l'industrialisation de la région augmente et avec elle la demande énergétique de l'Arménie. L'énergie de chute du Hrazdan ainsi détourné est alors utilisée dans la cascade d'usines hydroélectriques de Kanaker avant d'irriguer la plaine (fig. 2).

Mais les succès escomptés ne sont pas ceux obtenus : l'évaporation ne diminue pas significativement et une première prise de conscience des problèmes environnementaux conduit à une révision du projet initial(1) en 1958 : l'idée de l'assèchement est abandonnée, le niveau ne descendra pas au-dessous de ­20 mètres. En 1963, il atteint ­18 mètres, la superficie du lac est passée de 1 416 à 1 256 km2 et le volume de 58,5 à 29,5 km3. Une fois ce niveau stabilisé, le débit disponible reste sensiblement égal à celui du Hrazdan original... Face à ces piètres résultats, il est décidé de divertir des eaux du bassin d'Arpa, la rivière voisine, par un tunnel gigantesque. Grâce à ce tunnel, le niveau du lac remonte légèrement (moins de un mètre) en 1985, alors que les centrales continuent de fonctionner. Mais depuis 1988, le blocus économique subi par l'Arménie, aggravé par le tremblement de terre à Spitak qui fit 30 000 morts, accroît la demande en énergie locale. De plus, entre 1989 et 1995 la seule centrale électro-nucléaire, celle de Medzamor près d'Erevan, est arrêtée en raison du risque sismique. Le Sévan devient une source majeure d'énergie pour l'Arménie et l'équilibre est rompu. Le niveau diminue à nouveau jusqu'à ­20 mètres en dessous du niveau initial.

Parallèlement à ce changement hydrologique radical, qui n'a d'équivalent dans aucun grand lac du monde, le Sévan a subi, comme la plupart des lacs soumis à une pression démographique et à une agriculture croissantes, une augmentation marquée des apports en azote et en phosphore(2). La concentration en azote minéral du lac estimée à moins de 10 µgN/l en 1940 a atteint 160 µgN/l en 1973, puis a diminué pour se stabiliser aujourd'hui autour de 40 µgN/l. La variation de phosphore dissous est plus surprenante : elle est complètement inverse. En effet, malgré des apports accrus, le phosphore généralement considéré comme le facteur limitant de l'eutrophisation*(I), semble avoir baissé d'environ vingt fois depuis les premières analyses historiques de 1929. Comment explique-t-on cette évolution exceptionnelle ? Elle est attribuée à une précipitation des phosphates dissous par la calcite dans des milieux relativement alcalins (pH 9 à 9,5)(3). Cela signifie qu'une grande quantité de phosphore est actuellement stockée dans les sédiments où, en raison de l'absence d'oxygène, elle constitue une « source interne » qui pourrait se maintenir des dizaines d'années.

Sur le plan écologique, c'est la rupture d'un équilibre instauré depuis plus de 100 000 ans. Au début du siècle le lac était très peu productif. Dès les années 1920, on a introduit un corégone, le sig, à partir du lac Ladoga, qui est alors entré en compétition avec les truites du lac Sévan. Une ceinture de macrophytes (des végétaux fixés) tapissait les fonds jusqu'à plus de quinze mètres de profondeur et d'abondants dépôts de graviers recouvraient les rives et le fond des rivières avoisinantes. Les eaux profondes étaient bien oxygénées. Aujourd'hui les bords du lac ont, par endroits, reculé de plusieurs centaines de mètres, alors que les nouvelles rives ont été envasées. Et à l'embouchure des rivières, l'érosion régressive a détruit les frayères. La biomasse des macrophytes est passée de 930 000 tonnes en 1949 à 35 000 tonnes en 1962... En pleine eau, la production du phytoplancton a également été très modifiée. Elle a d'abord augmenté d'un facteur dix, entre les années 1940 et la période 1976-1978, pour ensuite diminuer des deux-tiers(2,4). La zone profonde et froide où la matière organique est dégradée a vu son volume chuter de 31 km3 à 12 km3 et est désormais essentiellement limitée au Petit Sévan. De plus, au moment de la production intensive de phytoplancton, le lac ne parvenait plus à minéraliser les débris organiques. Ceci a entraîné depuis 1970-1973 la disparition totale de l'oxygène dissous au fond du lac à la fin de l'été, la formation de méthane, d'hydrogène sulfuré très toxique et la libération importante de nutriments (ammonium et phosphate) par les sédiments. Les diatomées, des algues siliceuses microscopiques jadis largement dominantes, sont maintenant devancées par les algues vertes tandis que les cyanobactéries atteignent 7 % de la biomasse annuelle du phytoplancton. Toute cette évolution suit le scénario typique de l'eutrophisation*.

Ces changements radicaux de la flore à la microfaune se sont répercutés sur les populations de poissons. En 1930, on recensait au Sévan six variétés de poissons endémiques : quatre sous espèces d'ischkhan, « le prince du Sévan », une sorte de truite qui faisait la renommée du lac, et deux espèces de carpes. Des truites, seules subsistent deux variétés ( gegarkuni et aestivalis ) mais leur gestion par reproduction artificielle est sujette à controverse. La variété ischkhan , quant à elle, a complètement disparu et la variété danilevskii n'a plus qu'une reproduction sporadique. La disparition de ce symbole vivant du Sévan est une perte économique très importante pour l'Arménie. Dans les années 1950, l'ischkhran était expédié par avion vers les meilleures tables parisiennes.

Depuis 1976, sa pêche est interdite. Des tentatives de restauration du lac n'ont pas manqué. Mais, faute de coordination et de volonté politique (le ministère arménien de l'Environnement est une création toute récente), elles n'ont guère abouti. En 1981, par exemple, un deuxième tunnel de vingt-deux kilomètres a été mis en chantier, l'idée étant de réaliser une seconde diversion de 165 millions de mètres cubes par an à partir de la rivière Vorotan, un affluent de l'Araxe (fig. 2). Mais le projet a été arrêté pour des raisons économiques : il reste deux kilomètres à creuser et trois à étayer pour rejoindre le réseau Arpa-Sévan. Une autre solution envisagée dans les années 1980 par les géophysiciens de l'Académie des sciences d'Union soviétique consistait à provoquer des pluies artificielles sur le Sévan en injectant de l'iodure d'argent dans l'atmosphère. Ce programme est aujourd'hui définitivement abandonné comme celui de ceinturer le lac par un collecteur circulaire d'environ trois cents kilomètres pour capter les eaux usées, comme au lac d'Annecy, et dont seulement huit kilomètres auront été construits.

Aujourd'hui, le lac demeure au coeur du dispositif économique du pays. Il irrigue 100 000 hectares, alimente en eau 250 000 personnes, et produit plus de 15 % de l'électricité de l'Arménie. Une première conférence a réuni les chercheurs arméniens(2,4) en 1993 pour étudier les solutions à mettre en oeuvre. Devant l'ampleur du bilan, le ministère arménien de la Protection de la nature et des Ressources souterraines en association avec l'Ambassade de France, et le PNUD* a organisé une réunion internationale en octobre 1996. Pour la première fois les scientifiques qui étudient le lac, les ingénieurs qui l'utilisent et les représentants des divers ministères concernés se sont confrontés, en présence de la presse, de quelques ONG, et surtout de la Banque mondiale. Les responsables arméniens pensent qu'un relèvement du niveau du lac de six mètres est possible dans les dix ou quinze ans si le tunnel de Vorotan est achevé et celui d'Arpa remis en état. D'après l'unique modèle écologique existant(2) ce relèvement permettrait de rétablir à long terme l'équilibre écologique. La Banque Mondiale, sollicitée pour un prêt de neuf millions de dollars, exige avant tout un accord d'une gestion intégrée de l'eau, non seulement dans le bassin du Sévan et du Hrazdan, mais dans tout le pays impliquant une réduction radicale de la consommation en eau, agricole d'abord, mais aussi urbaine et un programme de contrôle des apports d'azote et de phosphore. L'application d'un tel programme se chiffre à des dizaines de millions de francs, somme de l'ordre de grandeur de celles consacrées avec succès par les Suisses et les Français dans le bassin du Léman à la lutte contre l'eutrophisation depuis trente ans.

Ces mesures seront-elles réellement efficaces ? Le contrôle de l'apport de nutriments ne pourra avoir d'effets significatifs avant des dizaines d'années, étant donné le temps de séjour des eaux(I). De plus, un rétablissement complet du niveau originel du lac est difficilement envisageable. La zone a été fortement urbanisée, l'eau pourrait refluer dans le tunnel Arpa-Sévan et noyer de nombreuses constructions riveraines, ainsi que les routes principales et la voie ferrée. Un autre problème se pose : les marges d'erreur du modèle écologique restent très grandes. Il faudrait donc le revoir. Mais les suivis écologiques et physico-chimiques des rivières et du lac sont presque arrêtés depuis quelques années ! D'autre part, les moyens institutionnels permettant une gestion intégrée de l'eau, comme celle menée en France par les agences de l'Eau, sont inexistants.


(1)L. Mikirtitchian, Studies the Soviet Union, New Series, Munich , vol. II, n° 3 , 92, 1962.

(2) R.H. Hovhannissian (R.O. Oganesian), " Lac Sevan, Yesterday today ", Nat. Academy of Sciences of Armenia, 1994.

(3) D.S. Ulianova, Int. Ass. Hydrol. Sci. Publ. 219 , 121, 1994.

(4) R.O. Oganesian (ed), " Ecological problems of the lac Sevan " Nat. Academy of Sciences of Armenia , 1993.

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