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mardi 2 juillet 2013
17:23
"Qu'est-ce que ça veut dire, une variété, quand on réfléchit au mot ?", interroge Jean-François Berthellot, les pieds enfoncés dans la terre collante de ses champs de blé. Dans sa ferme du Roc, dans le Lot-et-Garonne, l'agriculteur, membre du réseau Semences paysannes, en manie une conception quelque peu tombée en désuétude, mais qui a le mérite de donner un sens à l'adjectif "varié" qui s'y cache.
Il en est ainsi de sa Japhabelle, dont il est particulièrement fier. Une variété paysanne – qu'il nomme aussi "population" – haute, robuste, qui mêle des épis plus ou moins barbus, plus ou moins épais, et dont le vert tendre tire, selon les plants, sur le blond, le roux ou le noir bleuté. Elle associe en fait vingt familles de blés différents.
Entre sa banque de graines et ses champs, Jean-François Berthellot a amassé quelque 200 variétés de blé – en plus de ses autres cultures de légumineuses et de céréales. Une collection qu'il tient à conserver de manière vivante aussi, dans une mosaïque de petites parcelles cultivées, pour que les plantes puissent continuer à évoluer et s'adapter à leur environnement. Il y pousse des blés d'Andalousie ou des montagnes de Turquie, de l'amidonnier, ancêtre du blé dur, et même, dans un coin, un nouveau graminé en phase de domestication.
Partant de quelques graines – collectées au gré des échanges avec d'autres agriculteurs ou dans les banques de semences d'Europe et d'ailleurs –, le paysan les sème, puis sélectionne les meilleurs plants, les multiplie d'année en année, et observe, pendant cinq ou six ans : leur croissance, leur résistance aux maladies, aux parasites, au climat, leur capacité à ne pas ployer sous les pluies d'orage, leur brillance et les nuances colorées de leurs épis mûrs, qui le renseignent sur la qualité de leur gluten.
Petit épeautre dans les parcelles expérimentales de Jean-François Berthelot.
UNE VARIÉTÉ VARIÉE, MAIS NON RECONNUE
La diversité génétique de ces variétés leur permet de mieux résister aux maladies – qui contamineront moins facilement l'ensemble de la parcelle, sans ajout de pesticides –, et de s'adapter mieux aux variations des sols et des climats.
Mais la différence, avec une monoculture ou une variété homogène, se fait aussi ressentir dans le produit fini du blé. Le pain par exemple. Le paysan peut en attester : il est aussi meunier et boulanger et a, de fait, la main sur toute la chaîne de production, "du grain au pain". Ce qui lui permet de tester directement les résultats de sa récolte, selon ses propres critères de sélection : "une palette gustative plus colorée, des produits moins uniformisés, de meilleures qualités nutritionnelles, et un gluten plus digestif – avec toutes ces allergies et ces intolérances au gluten causées par la sélection ultrapoussée des blés nains utilisés en agriculture intensive", explique-t-il.
Juridiquement toutefois, la Japhabelle, comme chacune des 90 "variétés-populations" que Jean-François Berthellot a créées, n'est pas reconnue comme une variété. Ce type d'obtention paysanne, devenue rarissime en France, n'entre en fait dans aucune règlementation sur le commerce des semences, dans aucun catalogue officiel.
ÉROSION DE LA BIODIVERSITÉ CULTIVÉE
"Pour moi, il y a un raté historique, estime l'agriculteur. Pendant des milliers d'années, les cultivateurs ont fait de la création variétale. Et au début du XXe siècle, ces savoirs et ces méthodes ont été accaparés par l'industrie semencière, qui n'ont pas les mêmes critères de sélection que nous : la productivité, la conservation dans les circuits longs de la grande distribution... Aujourd'hui encore, on fait tout pour déposséder le paysan de ce travail d'obtention de variétés."
La filière semencière française est aujourd'hui la troisième plus importante au monde, et, selon l'interprofession (le GNIS), 72 sélectionneurs créent chaque année "plus de 600 nouvelles variétés qui viennent renouveler les 6 000 variétés de toutes les espèces proposées aux agriculteurs dans le catalogue français". En parallèle toutefois, la FAO (branche de l'ONU pour l'alimentation et l'agriculture) estime que trois quarts de la biodiversité cultivée s'est perdue au XXe siècle.
Dans le cas du blé tendre, la Fondation pour la recherche sur la biodiversité note une "homogénéisation génétique très importante sur le territoire français", "surtout due à la baisse de la diversité génétique à l'intérieur des variétés cultivées" : les "variétés de pays", plus locales et hétérogènes, ont peu à peu été remplacées par des "lignées pures modernes", qui deviennent, à partir de 1964, "le seul type de variétés cultivées et autorisées à la commercialisation".
Conservation d'épis de blés dans la banque de graines de Jean-François Berthellot.
C'est à cette époque que les plantes ne correspondant pas aux critères qui définissent désormais toute nouvelle variété sont exclues du catalogue officiel – catalogue déterminant l'autorisation de leur commercialisation. Toute variété légale se définit alors par : sa distinction (différente des variétés existantes), son homogénéité (plantes identiques les unes aux autres), et sa stabilité (elles conservent les même caractéristiques d'une génération à l'autre). L'objectif étant de protéger les obtenteurs de ces variétés grâce à un titre de propriété intellectuelle, et de garantir au consommateur des variétés pures et bien identifiées.
UNE RÉFORME EUROPÉENNE AMBIGÜE
Si ces règles commerciales ne s'appliquent pas à quelques variétés dites "de niche", dont la vente est limitée aux amateurs et en quantité, elles excluent en tout cas les variétés paysannes comme la Japhabelle. "Sur le terrain, on ne cultive pas un truc conceptuel, qui correspond aux critères de l'industrie, on cultive une variété qui évolue, qui est composée d'individus différents...", explique Jean-François Berthellot.
Toutefois, une vaste réforme européenne du marché des semences en cours paraît entrouvrir une porte, en créant un nouveau catalogue destiné aux variétés hétérogènes. En pratique cependant, des contraintes règlementaires – comme l'obligation de définir les parents qui ont engendré une nouvelle variété – leur barreraient la route, selon le réseau Semences paysannes. Par contre, il ouvrirait la voie aux variétés OGM, qui ne sont pas assez stables génétiquement pour entrer dans le catalogue officiel.
Ce vaste paquet législatif européen prévoit aussi un contrôle accru des agriculteurs qui travaillent avec leurs propres graines : d'une part, en imposant des "auto-contrôles" sur ces semences, qui, "pour les petites exploitations comme nous, vont être insurmontables financièrement", et d'autre part en enregistrant sur un fichier tous ces agriculteurs-semenciers. "Un fichage inadmissible", selon le paysan.
Jean-François Berthellot écoule toutes ses céréales et légumineuses en produits finis (pain, pâtes, paquets de lentils, farine, etc.) et en vente directe à sa ferme, au marché, ou aux magasins bio du coin.
Début juin, des paysans se sont rassemblés devant le siège régional de la DGCCRF (répression des fraudes) à Toulouse, munis de pancartes "légumes clandestins", pour manifester leur inquiétude, et lancer une action de désobéissance civique, suite au contrôle de petits maraîchers dans l'Ariège. Ceux-ci vendaient, sur le marché de Lavelanet, des plants de légumes (tomates, poivrons, courgettes, aubergines...) – une "activité saisonnière annexe" jusqu'ici tolérée, expliquent la Confédération paysanne et le réseau Semences paysannes. Les agents, salariés par le GNIS (interprofession des semenciers) pour le compte de la DGCCRF, leur ont signifié l'obligation de détenir une carte du GNIS et l'interdiction de vendre des plants de variétés non-inscrites au catalogue officiel, sous peine d'une amende de 450 euros.
Lors de cette journée de mobilisation, la répression des fraudes a expliqué à une délégation d'agriculteurs qu'un "plan annuel de contrôles" avait en effet été décidé au siège central de la répression des fraudes, dans un but "pédagogique", rapportent les associations paysannes. Considérant "qu'il s'agit là d'un abus s'inscrivant complètement dans une logique de généralisation du fichage de (...) toutes les activités qui échappent au contrôle des multinationales de la semence", elles ont notamment exprimé leur refus d'adhérer de manière obligatoire au GNIS – qui "s'oppose à [nos] droits élémentaires de reproduire, d'échanger et de vendre les semences et les plants issus de [nos] propres récoltes" –, et revendiqué le droit de vendre et cultiver "toute la diversité des variétés paysannes, locales ou exotiques qui ne pourront jamais être toutes inscrites au catalogue". Des élus EELV ont aussi réagi à ce contrôle, dénonçant "une application zélée de la réglementation sur la propriété intellectuelle".
Source © lemonde.fr
Histoire de blé : les variétés de céréales... par agriculture-durable
Il en est ainsi de sa Japhabelle, dont il est particulièrement fier. Une variété paysanne – qu'il nomme aussi "population" – haute, robuste, qui mêle des épis plus ou moins barbus, plus ou moins épais, et dont le vert tendre tire, selon les plants, sur le blond, le roux ou le noir bleuté. Elle associe en fait vingt familles de blés différents.
Entre sa banque de graines et ses champs, Jean-François Berthellot a amassé quelque 200 variétés de blé – en plus de ses autres cultures de légumineuses et de céréales. Une collection qu'il tient à conserver de manière vivante aussi, dans une mosaïque de petites parcelles cultivées, pour que les plantes puissent continuer à évoluer et s'adapter à leur environnement. Il y pousse des blés d'Andalousie ou des montagnes de Turquie, de l'amidonnier, ancêtre du blé dur, et même, dans un coin, un nouveau graminé en phase de domestication.
Partant de quelques graines – collectées au gré des échanges avec d'autres agriculteurs ou dans les banques de semences d'Europe et d'ailleurs –, le paysan les sème, puis sélectionne les meilleurs plants, les multiplie d'année en année, et observe, pendant cinq ou six ans : leur croissance, leur résistance aux maladies, aux parasites, au climat, leur capacité à ne pas ployer sous les pluies d'orage, leur brillance et les nuances colorées de leurs épis mûrs, qui le renseignent sur la qualité de leur gluten.
Petit épeautre dans les parcelles expérimentales de Jean-François Berthelot.
UNE VARIÉTÉ VARIÉE, MAIS NON RECONNUE
La diversité génétique de ces variétés leur permet de mieux résister aux maladies – qui contamineront moins facilement l'ensemble de la parcelle, sans ajout de pesticides –, et de s'adapter mieux aux variations des sols et des climats.
Mais la différence, avec une monoculture ou une variété homogène, se fait aussi ressentir dans le produit fini du blé. Le pain par exemple. Le paysan peut en attester : il est aussi meunier et boulanger et a, de fait, la main sur toute la chaîne de production, "du grain au pain". Ce qui lui permet de tester directement les résultats de sa récolte, selon ses propres critères de sélection : "une palette gustative plus colorée, des produits moins uniformisés, de meilleures qualités nutritionnelles, et un gluten plus digestif – avec toutes ces allergies et ces intolérances au gluten causées par la sélection ultrapoussée des blés nains utilisés en agriculture intensive", explique-t-il.
Juridiquement toutefois, la Japhabelle, comme chacune des 90 "variétés-populations" que Jean-François Berthellot a créées, n'est pas reconnue comme une variété. Ce type d'obtention paysanne, devenue rarissime en France, n'entre en fait dans aucune règlementation sur le commerce des semences, dans aucun catalogue officiel.
ÉROSION DE LA BIODIVERSITÉ CULTIVÉE
"Pour moi, il y a un raté historique, estime l'agriculteur. Pendant des milliers d'années, les cultivateurs ont fait de la création variétale. Et au début du XXe siècle, ces savoirs et ces méthodes ont été accaparés par l'industrie semencière, qui n'ont pas les mêmes critères de sélection que nous : la productivité, la conservation dans les circuits longs de la grande distribution... Aujourd'hui encore, on fait tout pour déposséder le paysan de ce travail d'obtention de variétés."
La filière semencière française est aujourd'hui la troisième plus importante au monde, et, selon l'interprofession (le GNIS), 72 sélectionneurs créent chaque année "plus de 600 nouvelles variétés qui viennent renouveler les 6 000 variétés de toutes les espèces proposées aux agriculteurs dans le catalogue français". En parallèle toutefois, la FAO (branche de l'ONU pour l'alimentation et l'agriculture) estime que trois quarts de la biodiversité cultivée s'est perdue au XXe siècle.
Dans le cas du blé tendre, la Fondation pour la recherche sur la biodiversité note une "homogénéisation génétique très importante sur le territoire français", "surtout due à la baisse de la diversité génétique à l'intérieur des variétés cultivées" : les "variétés de pays", plus locales et hétérogènes, ont peu à peu été remplacées par des "lignées pures modernes", qui deviennent, à partir de 1964, "le seul type de variétés cultivées et autorisées à la commercialisation".
Conservation d'épis de blés dans la banque de graines de Jean-François Berthellot.
C'est à cette époque que les plantes ne correspondant pas aux critères qui définissent désormais toute nouvelle variété sont exclues du catalogue officiel – catalogue déterminant l'autorisation de leur commercialisation. Toute variété légale se définit alors par : sa distinction (différente des variétés existantes), son homogénéité (plantes identiques les unes aux autres), et sa stabilité (elles conservent les même caractéristiques d'une génération à l'autre). L'objectif étant de protéger les obtenteurs de ces variétés grâce à un titre de propriété intellectuelle, et de garantir au consommateur des variétés pures et bien identifiées.
UNE RÉFORME EUROPÉENNE AMBIGÜE
Si ces règles commerciales ne s'appliquent pas à quelques variétés dites "de niche", dont la vente est limitée aux amateurs et en quantité, elles excluent en tout cas les variétés paysannes comme la Japhabelle. "Sur le terrain, on ne cultive pas un truc conceptuel, qui correspond aux critères de l'industrie, on cultive une variété qui évolue, qui est composée d'individus différents...", explique Jean-François Berthellot.
Toutefois, une vaste réforme européenne du marché des semences en cours paraît entrouvrir une porte, en créant un nouveau catalogue destiné aux variétés hétérogènes. En pratique cependant, des contraintes règlementaires – comme l'obligation de définir les parents qui ont engendré une nouvelle variété – leur barreraient la route, selon le réseau Semences paysannes. Par contre, il ouvrirait la voie aux variétés OGM, qui ne sont pas assez stables génétiquement pour entrer dans le catalogue officiel.
Ce vaste paquet législatif européen prévoit aussi un contrôle accru des agriculteurs qui travaillent avec leurs propres graines : d'une part, en imposant des "auto-contrôles" sur ces semences, qui, "pour les petites exploitations comme nous, vont être insurmontables financièrement", et d'autre part en enregistrant sur un fichier tous ces agriculteurs-semenciers. "Un fichage inadmissible", selon le paysan.
Jean-François Berthellot écoule toutes ses céréales et légumineuses en produits finis (pain, pâtes, paquets de lentils, farine, etc.) et en vente directe à sa ferme, au marché, ou aux magasins bio du coin.
Début juin, des paysans se sont rassemblés devant le siège régional de la DGCCRF (répression des fraudes) à Toulouse, munis de pancartes "légumes clandestins", pour manifester leur inquiétude, et lancer une action de désobéissance civique, suite au contrôle de petits maraîchers dans l'Ariège. Ceux-ci vendaient, sur le marché de Lavelanet, des plants de légumes (tomates, poivrons, courgettes, aubergines...) – une "activité saisonnière annexe" jusqu'ici tolérée, expliquent la Confédération paysanne et le réseau Semences paysannes. Les agents, salariés par le GNIS (interprofession des semenciers) pour le compte de la DGCCRF, leur ont signifié l'obligation de détenir une carte du GNIS et l'interdiction de vendre des plants de variétés non-inscrites au catalogue officiel, sous peine d'une amende de 450 euros.
Lors de cette journée de mobilisation, la répression des fraudes a expliqué à une délégation d'agriculteurs qu'un "plan annuel de contrôles" avait en effet été décidé au siège central de la répression des fraudes, dans un but "pédagogique", rapportent les associations paysannes. Considérant "qu'il s'agit là d'un abus s'inscrivant complètement dans une logique de généralisation du fichage de (...) toutes les activités qui échappent au contrôle des multinationales de la semence", elles ont notamment exprimé leur refus d'adhérer de manière obligatoire au GNIS – qui "s'oppose à [nos] droits élémentaires de reproduire, d'échanger et de vendre les semences et les plants issus de [nos] propres récoltes" –, et revendiqué le droit de vendre et cultiver "toute la diversité des variétés paysannes, locales ou exotiques qui ne pourront jamais être toutes inscrites au catalogue". Des élus EELV ont aussi réagi à ce contrôle, dénonçant "une application zélée de la réglementation sur la propriété intellectuelle".
Source © lemonde.fr
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